3 - La douceur des blessures J’ai du mal à y voir, le sol du couloir tangue et j’ai un goût de sang sur le bout de la langue. Le combat de ce soir m’a laissé abîmé et le pire est que personne n’était préoccupé. La plupart des boxeurs ont des femmes, des amis, une famille qui s’inquiète de les voir démolis. Mais moi je n’ai personne pour me faire de reproche, pour s’inquiéter de voir mes yeux bleuis de poches.
Alors, oui, j’ai gagné mais au fond peu m’importe, j’échangerais mes victoires pour l’amitié des autres. Je m’appuie au mur et je frappe à ta porte. Je ne sais même pas pourquoi je te dérange ce soir, c'est peut-être ton visage que j'ai besoin de voir. Avoir l’impression que tu es là pour moi. Que je ne suis pas seul, qu’on est deux dans mon cas. Quand tu ouvres, je sais que tu m’as reconnu. Tes yeux gris s’écarquillent et ta bouche charnue s’entrouvre pour demander je ne sais pas vraiment quoi, parce que pour un instant tu ne parles pas. Tu ne fais que me regarder comme frappé par la foudre et pour un instant la douleur est plus sourde. Je cherche une façon de briser le silence. - Je… Je ne sais pas comment justifier ma présence. Et puis finalement, je décide de mentir. Tout vaut mieux qu’avouer mes stupides désirs. - J’aurais besoin d’aide pour ouvrir la porte. Ce n’est pas très poli, j’aurais dû dire bonjour, m’excuser de déranger ou faire demi-tour. Mais je ne suis pas doué pour parler aux gens. Je ne sais pas comment faire pour paraitre charmant. Je te tends juste mes clés de mes manières rudes et après une seconde tu te mets en mouvement. Tu ne sembles pas dérangé par mon attitude. - Bien sûr, pas de problème, réponds-tu rapidement. - Merci, te dis-je alors. Mais c’est un grognement. Ma voix aussi brisée que mon corps défaillant. Tu avances vers ma porte et je te suis lentement. - Ça ne s’est pas bien passé ? demandes-tu finalement. La clé dans la serrure, tu tournes jusqu’au déclic, puis tu ouvres ma porte et soudain, je panique. Je ne veux pas que tu t’en ailles. Ni toi, ni tes grands yeux qui semblent s’inquiéter de mon état piteux. Quand je ne réponds pas, tu souris timidement. - Je vous ai vu combattre il y a deux semaines de ça. Vous êtes impressionnant... - Je préfère qu’on se tutoie. Je t’ai coupé en pleine phrase, et je suis un rustre, mais ton léger sourire est tout ce que j'enregistre. - Ok, ça me convient, réponds-tu souriant. Tu souris. Tu souris et je ne sais pas comment, mais c’est moi qui ai provoqué ce changement. Je ne me souviens pas du nombre de fois où je t’ai vu misérable, mais je peux compter sur mes doigts tes sourires adorables. Je souris moi aussi, mais tu grimaces alors. - Ça a l’air douloureux. - Et c’est bien pire encore. Tu fronces les sourcils et puis ta main se lève. Elle se pose sur ma joue, plus douce que dans un rêve. Mais trop vite, tu te figes ; une prise de conscience brusque. Comme si tu t’attendais à ce que je m’en offusque. Mais tu peux me toucher, je ne suis pas le costume noir, je ne vais pas te repousser. J’appuie contre ta paume en inclinant la tête, j'entends parfaitement ton souffle qui s’arrête. J’ai un comportement presque animal, je sais. Mais je vis à l’instinct, j’ai toujours trouvé les normes compliquées. Je fais ce qui me vient et je suis désolé. Peut-être que si j’avais les manières du con avec qui tu sors, alors tu m’aimerais, moi. Moi qui me soucie de ton sort. Et je te rendrais heureux… si je savais comment. Oui, mais je ne sais pas. Comment font tous ces gens ? Ceux qui connaissent le bonheur et semble savoir où ils vont. Je n’ai pas de prise sur ma vie, je ne me fais pas d’illusion. Le moment s’allonge et tes yeux m’étudient. Tu hoches la tête pour toi-même et m’entraine dans mon propre appartement. Tu fermes la porte et m’accompagne jusqu’au divan. Tu me laisses hébété, incapable de quoi que ce soit sinon vriller de mon regard ton dos qui s’éloigne vers la salle de bain. Rapidement, tu reviens avec du coton et de l’alcool en grognant contre les plaies rouvertes et les pseudos-médecin. Tu prends place sur la table-basse et me fais signe d’avancer. - Approche-toi Rider. Une vague de contentement me submerge en entendant ta voix rouler sur mon nom. Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle je pensais que tu l’aurais oublié. - Je suis Liam, souffles-tu. - Désolé de t’avoir dérangé ce soir, Liam. Ce n’est qu’une excuse pour pouvoir utiliser ton prénom. Tu ne sembles pas remarquer mon intonation. Mais tu souris à nouveau et je ne sais pas ce que j’ai fait pour ça. Est-ce que c’est si simple que de grogner des choses auxquelles tu ne t’attends pas ? J’essaie une nouvelle fois. - Tu devrais voir dans quel état est l’autre gars. Tu ris doucement. Ce n’est pas un fou-rire, ni un éclat de joie, mais tu as l’air à la fois amusé et surpris. Et je sens le coton que tu tamponnes doucement sur ma pommette mais la brûlure de l’alcool me parait atténuée. C’est ma plus belle victoire de savoir qu’aujourd’hui tu ne pleureras pas tout seul dans le couloir. Parce que je suis là. - Mon frère ne va pas en revenir, dis-tu après un moment. Je t’interroge des yeux et tu ris simplement. - Il m’a trainé à ton match parce que c’est un grand fan et ne m’a pas cru quand j’ai dit que tu habitais le même couloir. Tu m’avais reconnu. Je ne peux faire taire un souffle d’espoir. Moi qui croyais que tu ne me voyais pas. - Mon frère est hétéro, mais il en pince pour toi. Je ressens de l’inconfort. Celui que je veux c’est toi. Mais je me force à sourire. - On pourrait boire une bière, je veux dire avec ton frère si ça lui fait plaisir. - Tu ferais ça ? Vraiment ? Tu es hésitant et moi, je me demande pourquoi ça te surprend. Le costume noir n’a-t-il jamais rien fait pour te faire plaisir ? Alors pourquoi l’aimes-tu, pourquoi le laisses-tu encore te faire souffrir. Mais je ne dis rien de cela. Je hoche doucement la tête. - Ce n’est pas un problème. Dis-moi quand vous êtes libre. - Il va flipper, rigoles-tu soudain. Et je souris aussi. Et puis je sens ta main qui glisse sur ma joue. - Ne bouge pas, dis-tu en finissant de nettoyer mes plaies. Quand tu as fini tu te lèves en soufflant : « bon ben, j’y vais ». Et je hoche la tête, à défaut de pouvoir t’en empêcher. Je te suis à la porte, un peu mal à l’aise de te voir t’en aller, j’aurais voulu que tu restes, mais je ne peux le demander. - Je te tiens au courant pour cette bière ? - Ouais, merci de m’avoir soigné. Tu mordilles ta lèvre inférieure et tes yeux paraissent timides, mais sincères. - Merci, pour euh… les mouchoirs… tu sais. J’ai envie de te dire que l’autre ne mérite pas tes larmes et que tu devrais le jeter. Envie que tu me dises que tu as fini de l’aimer. Envie que tu saches que le mur d’ecchymoses qui me recouvre ne me fait pas aussi mal que de te voir effondré dans ce putain de couloir. Mais je ne peux rien dire de tout ça. Pas plus que je n’ai le droit de te vouloir. - J’en ai toujours un stock, réponds-je. Au besoin, tu sais où me trouver. Tu sembles considérer mon offre, te demandant peut-être pourquoi je voudrais te consoler. Mais tu secoues la tête d’une manière qui me fait penser que tu viens de te rendre compte que je ne suis pas normal. Finalement, tu souris. - A un de ces jours Rider. - Ouais, réponds-je au lieu de te dire de ne pas me laisser. Quand tu entres chez toi, je referme la mort dans l'âme et laisse ma tête tomber : « à un de ces jours Liam. »
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Caleb s’est endormi sur le canapé. Moi, je reste là à le regarder. Le soleil est encore loin de se lever, je suis donc toujours piégé dans ma forme féline, il n’y a pas grand-chose d’autre que je puisse faire.
Dès qu’il a eu fini de parler, il a allumé la télé et s’est mis sur une rediffusion de NYPD Blue[1]. Il semble adorer cette série, même si je ne suis pas certain d’en comprendre l’attrait. Il existe des séries policières dont le tournage est de meilleure qualité, mais il ne regarde que ces vieux épisodes. Et il arrive toujours à en trouver des rediffusions. Peu importe, de toute manière, la télé ne m’intéresse pas, je préfère le regarder lui. Je le fais pendant un long moment, puis finalement, je m’endors moi aussi. *** J’ai déjà fait ce rêve. Celui où je veux sauver Djet, mais n’y arrive pas, quoi que je fasse. Je le reconnais dès que les murs du temple m’apparaissent. Le jeune homme est comme toujours en pleurs à une quinzaine de mètres de moi. Et je sais qu’une barrière invisible nous sépare, mais je me précipite vers lui quand-même. Je ne fais que deux pas avant d’être arrêté. Je ne peux pas l’atteindre. Je crie son nom, mais pas plus que d’habitude il ne m’entend. Comme à chaque fois, la femme aux cheveux noirs et aux yeux de chat se matérialise à mes côtés. Je crois savoir ce qu’elle va dire, mais son discours a changé. Cette fois elle me pose une question : « veux-tu l’aider ? » Je reste muet quelques instants parce que ce n’est pas ce qui se passe d’ordinaire à ce moment du rêve. Mais je jette un œil dans la direction de Djet qui se tord de douleur quand ses sanglots se font trop forts et je sais que je ne peux pas le laisser comme ça. Je reporte mon attention sur la femme et réponds sans plus d’hésitation : « oui ». - Es-tu prêt à te sacrifier, si cela peut sauver sa vie ? J’ai envie de répondre que je ne sais pas, mais en réalité, je sais. Je suis un flic, un ancien militaire, je fais toujours passer ma vie après celle des autres. J’ai été prêt à me sacrifier pour des étrangers, alors pour Djet… - Oui. - Alors, va. Dis-lui que l’heure approche et que je ne tarderai pas. La femme lève une main ornée d’une chaine d’or qui s’enroule autour de son majeur comme un serpent et la barrière tremble sous mes doigts avant d’éclater, retombant en pluie fine, comme s’il ne s’était agi que d’une bulle de savon. Le champ est libre. Je hurle le nom de Djet et je me précipite vers lui. Il a l’air confus quand il me voit, mais avant que je ne puisse le toucher, je me réveille. J’ai du mal à respirer pendant une seconde, mais je me reprends vite, parce que Djet est là, endormi sur moi. Mais ce n’est plus un chaton, c’est un jeune homme complètement nu et pelotonné contre mon torse. Dans le fond, la télé est toujours allumée et j’entends vaguement l’enquête en cours dans l’épisode. Je referme mes bras autour de Djet et reste là à simplement respirer pendant quelques secondes. Tout ce que je peux me dire, c’est qu’il est là, tout va bien. J’essaie de ne pas m’attarder sur sa nudité, je me suis promis de ne plus penser à lui de cette façon. Mais je me rends vite compte que je ne peux pas m’en empêcher, aussi, je préfère le réveiller parce que mon corps ne peut pas rester indifférent au fait de l’avoir contre moi, logé en toute confiance sur mon torse et dans le plus simple appareil. C’est trop me demander. Je ne suis pas un saint, loin de là. - Djet ! soufflé-je en le décollant doucement de moi. Il marmonne quelque chose que je ne comprends pas, mais que je devine être une plainte. Je le déloge plus fermement et souris de son cri outré. - Quoi ? grogne-t-il comme s’il ne comprenait pas pourquoi je fais preuve de tant de cruauté et je dois avouer que je trouve ça plutôt mignon. - Passe des vêtements, lui conseillé-je, et tu pourras continuer ta nuit. Quelque chose dans ce que je viens de dire le pousse à se lever à toute vitesse, me laissant un peu perplexe. Je suis sa progression et détourne promptement les yeux en ayant une vue étendue du galbe de ses fesses. Mais cette image me brûle les rétines, même en ne l’ayant plus en visuel. Ça ne fera rien pour ma santé mental ni pour mes résolutions. Cependant, lorsque je l’entends hoqueter, je le regarde à nouveau. Il a le nez collé à la fenêtre et regarde l’extérieur comme s’il ne l’avait jamais vu. Puis il se tourne vers moi avec des yeux aussi larges que des soucoupes, faisant ressortir davantage leur bleu profond. - Qu’est-ce qu’il y a ? - Il fait nuit. Il l’annonce comme si c’était une révélation, mais depuis le canapé, je voyais déjà le ciel nocturne et lui aussi, alors je ne suis pas sûr de comprendre. - Et alors ? demandé-je. - Il fait nuit, et je suis humain. Je… je n’ai plus vu les étoiles avec des yeux humains depuis… depuis… Il semble trop bouleversé pour continuer sa phrase, mais je commence à comprendre. C’est sa malédiction. Homme de jour, chat de nuit. Mais à présent la donne semble faussée. - Je ne comprends pas, murmure-t-il. Il a l’air terriblement fragile. J’ai envie de le réconforter. J’en ai le droit, non ? Les amis peuvent s’apporter du réconfort. Oui, mais pas si l’un des deux est complètement nu. Je récupère le plaid qui trône sur le dossier du canapé et rejoins Djet devant la fenêtre. J’enroule la couverture autour de ses épaules et le prends dans mes bras. Je ne sais pas pourquoi ça me parait aussi juste. Il pose sa tête sur mon épaule et je l’entends à peine quand il murmure : « qu’est-ce qui se passe ? ». - Je ne… Je m’apprêtais à dire que je ne sais pas, mais le rêve me revient. Au vu des choses qui se passent dans la vie de Djet, ce ne serait pas si fou de penser que ce ne sont pas que des rêves. Je nous ramène vers le canapé et m’assois à côté de lui, je me tourne dans sa direction pour pouvoir le regarder quand je lui explique ma dernière vision nocturne et ça parait avoir du sens à ses yeux. - Elle a brisé la barrière, souffle-t-il. - C’est quoi cette barrière ? - C’était celle qui me maintenait sous forme animale. Celle qui me protégeait en me cachant des yeux de la nuit. Elle l’a levé pour que tu puisses m’atteindre. - Mais qui c’est, cette femme ? demandé-je. Il y a un million de choses qui n’ont pas de sens à mes yeux. Mais je ne sais pas par où commencer. Si quelqu’un nous entendait, il nous prendrait pour des fous. Je ne suis pas sûr moi-même que nous ne le soyons pas. - Pas une femme, répond-t-il avec certitude. Une déesse. C’est Bast. - Et qu’est-ce qu’elle veut dire par l’heure approche et je ne tarderai pas. Djet semble songeur un instant, puis il hausse les épaules. - Elle m’a parlé d’une mission qu’elle doit me confier, mais elle était plutôt énigmatique. - Et qu’est-ce que ça a à voir avec moi ? Il baisse les yeux et examine ses doigts qui jouent avec la bordure du plaid. Quand il me regarde à nouveau, il parait incertain, comme s’il s’attendait à être rejeté. - Tu dois me protéger, avoue-t-il finalement. Le protéger. C’est ce qu’elle m’a demandé en effet. C’est quelque chose que je sais faire. Que je suis prêt à faire. - Ok, réponds-je simplement. - Ok ? - Oui, je t’ai dit que je serais là si tu en avais besoin. Alors ok. Djet me sourit doucement, c’est une vision que j’aime plus que je ne saurais l’avouer. Il a un sourire lumineux qui éclaire tout son visage. - J’ai pas vraiment l’habitude d’avoir un ami, avoue Djet en cognant son genou contre le mien. C’est étrange. Oui, pensé-je. Surtout quand c’est un ami qui meurt d’envie de te renverser sur le canapé et de te faire l’amour jusqu’à ce que tu finisses épuisé entre ses bras. Je n’en dis rien cependant. Je fais taire cette partie de moi qui ne fais que me rappeler le goût de ses lèvres. Je ne peux pas. C’est trop compliqué. C’est… Je suis tellement fatigué tout à coup. J’aurais voulu rencontrer quelqu’un comme tout le monde, sortir avec lui, avoir quelques rendez-vous, voir où ça nous mène. Mais non, bien sûr. Pour une fois que je suis attiré par quelqu’un, il faut que ce soit un chat magique. Je jette un œil à Djet qui m’observe tristement, comme s’il savait ce à quoi je viens de penser et que ça le blessait. J’espère qu’il ne lit pas dans les pensées. Mais plus je le fixe et plus je me dis que je n’échangerais pas Djet pour tous les mecs normaux du monde. Je tente un sourire dans sa direction, mais celui qu’il me rend est aussi triste que son regard. Je suis en train de me lever pour gagner mon lit et dormir un peu quand Djet saisi ma main. Je m’arrête et lui accorde mon attention. Il lève ses immenses yeux bleus vers moi et m’étudie à travers ses longs cils. Comment est-il possible d’être aussi beau ? - Je suis désolé de t’embarquer là-dedans, souffle-t-il. Et je comprends que c’est ça qui a mis cet air triste sur ses traits. Il ne lit pas dans les pensées, il se sent juste coupable de m’imposer ça. Je me penche en avant et dépose un baiser dans ses cheveux et je sais que mes lèvres s’attardent trop longtemps, mais que puis-je y faire ? Quand je me relève, je vois qu’il a fermé les yeux sous la sensation. - Ça va aller, le rassuré-je. Ne t’inquiète pas. Il hoche la tête et s’allonge sur le canapé quand je reprends le chemin de ma chambre. Je reste un moment dans l’embrasure de la porte à le regarder se tourner pour faire face au dossier, avant de me décider à aller finir ma nuit en espérant ne plus rêver. [1] New York Police Blues (NYPD Blue) est une série télévisée américaine, créée par Steven Bochco et David Milch et diffusée entre le 21 septembre 1993 et le 1er mars 2005 sur le réseau ABC. Renommée pour son réalisme dans la présentation du travail des policiers New Yorkais. |
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