Le soleil commence à filtrer doucement par les hautes fenêtres de mon appartement. Samedi est arrivé. Je regarde la toile blanche qui me nargue encore et j’ai envie de la jeter à terre, de l’ouvrir avec un couteau, de passer mes nerfs dessus, mais ça ne me rendra pas l’inspiration.
J’ai une exposition dans trois semaines et il me manque une toile, mais je ne parviens pas à la peindre. Je ne sais même pas ce que je veux faire, je n’ai aucune idée. Je reste encore un long moment à la contempler avant d’en avoir assez et de m’en détourner. Je sais pertinemment que je n’arriverai à rien si je reste là à tourner en rond, je ne vais parvenir qu’à m’énerver et à maudire cette traitresse de muse qui m’a laissé tomber. J’abandonne pour l’instant. Je prends ma veste en cuir dans l’entrée et mon portefeuille sur la console avant de sortir en claquant la porte derrière moi, même si le vide reste seul témoin de mon mouvement d’humeur. Je marche sans but précis, j’essaie simplement de m’aérer l’esprit. Il y a quatre jours que je n’ai pas mis le nez dehors. Ni pour prendre mon courrier, ni pour sortir les poubelles. Lola à l’étage du dessus, le fait pour moi, contre quinze billets la semaine. Ça nous arrange tous les deux. Je n’ai qu’à poser la poubelle sur mon palier et à récupérer le courrier qu’elle me monte et que je ne lis pas de toute façon. Arrivé en ville, je m’installe à une terrasse de café et j’observe les gens qui passent. J’essaie de deviner quelle est leur vie en ne me basant que sur leur image, leur façon de marcher, leur expression, leurs vêtements. Mais même pour ça, je ne suis pas inspiré. Mon esprit m’exaspère, chargé de banalités. J’ai perdu ma capacité d’imagination. Je soupire et déplore le mal de tête qui ne va pas tarder à arriver. Je sirote mon café tranquillement quand mon attention est attirée par un groupe de cinq personnes à quelques tables de là. Ce qui attire mon regard, ce sont les rires de ses amis. Ils sont le genre de personnes que l’on remarque, qui parlent et rient très fort. Le genre de personne à qui je jette un œil avant de m’en détourner. Mais ce qui retient mon regard, c’est lui. Ses amis s’avèrent être deux couples et lui, qui est juste un peu à l’écart, dans un t-shirt gris et un jeans foncé, une paire de lunettes de soleil noires accrochées dans son col. Il a la peau claire et des taches de rousseurs pour aller avec ses cheveux cuivrés. Il a les yeux infiniment bleus et il doit sentir mon regard parce qu’il les lève vers moi. Sur son avant-bras sont tatoués en noir deux petits mots : J’existe. C’est comme une affirmation, un besoin de reconnaissance. Regardez-moi, j’existe. Pourquoi personne ne me vois ? N’ai-je donc aucune importance ? Et je ressens un millier d’émotions. Ses amis se détachent les uns des autres et lui parlent, il leur répond avec un sourire mal à l’aise, comme s’il avait peur. L’une des filles le pousse vers un mec assis seul à la terrasse. Et lorsqu’il se décide à approcher comme à contrecœur. Il est assez proche pour que j’entende sa voix dire : « euh, salut… » C’est une voix timide, une voix qui s’attend au rejet. Le ton d’un jeune homme tellement habitué à être éclipsé par ses beaux amis brillants qu’il ne voit pas lui-même ce qu’il a à offrir. Je me dis que c’est ridicule, jusqu’à ce que le mec de la terrasse ne le scrute de la tête au pied avant de dire rudement qu’il n’est pas intéressé. Le rouquin hoche la tête, comme s’il s’y attendait. J’ai un hoquet indigné, qui attire le regard de l’autre mec sur moi. Ne voit-il vraiment pas la beauté qui lui fait face ? On aurait pu penser qu’il est hétéro, mais son t-shirt « proud » le dément. Je sens le regard de l’autre sur moi, mais je n’ai d’yeux que pour le rouquin. Il s’excuse à nouveau auprès du mec, comme si lui adresser la parole avait été une offense et se recule, tête basse. Ses amis échangent des regards mal à l’aise, presqu’inquiets. Et je pense à son tatouage : j’existe. Pourtant, j’ai l’impression qu’il voudrait disparaitre maintenant. Je ne sais pas ce qui me passe par la tête, mais je me lève et le suis, j’attrape sa main avant qu’il n’arrive à ses amis. Il pose sur moi des yeux hésitants qui semblent me demander ce que je veux, alors, je prends son visage en coupe et je l’embrasse sans préambule. Il est figé, tétanisé et j’entends ses amis retenir leur souffle. Mais quand ses mains viennent se serrer dans ma chemise noire et qu’il m’embrasse en retour, les filles se mettent à siffler et à rire. Ce baiser est une affirmation : oui, tu existes. Oui, je t’ai vu parmi tous ces gens. Ses lèvres ont la douceur du velours. Il embrasse comme il parle, avec fragilité, avec hésitation, dans l’attente d’être repoussé. Je souris malgré moi et me détache de lui. - Que… Il ne va pas plus loin. Je ne sais pas ce qu’il veut dire. Qu’est-ce qui vient de se passer ? Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Je ne sais pas. Mais ce que je sais est que je n’ai pas le temps de rester pour le savoir parce que soudain, l’inspiration me submerge. J’ai besoin de peindre immédiatement. De peindre la flamme glacée de ses yeux et la douceur de ses lèvres. Quelque chose qui le représentera, parce que son visage est si proche que je ne me contente plus de le voir, je le ressens. Il n’est pas dans les critères des canons de beauté. Il a des taches de rousseurs, des yeux trop clairs, un nez retroussé, une bouche inégale, des pommettes trop saillantes qui pourraient lui donner des airs de fouine. Mais tout ça se marie avec une harmonie douce. Je le trouve magnifique. Comme une de ces toiles composées de tâches. Comme un chef d’œuvre obtenu au hasard. Je glisse dans sa main un flyer pour mon expo, qu’il prend en me fixant toujours, complètement éberlué. Je souris malgré moi. Je m’empare de sa main et je dépose mes lèvres sur son tatouage. - Bien sûr que tu existes, murmuré-je. Tu éclipses tout le reste. Il sourit comme il fait le reste, avec hésitation. Vulnérable, comme s’il n’était pas sûr d’y être autorisé. - A bientôt, soufflé-je avec un clin d’œil avant de m’en aller. Il ouvre la bouche, comme pour me retenir, mais il ne le fait pas. Ses yeux se baissent vers le flyer ou mon nom est imprimé en doré sur du noir et il sourit. Je sais alors que je le reverrai. Quand j’entre chez moi, je me constitue une palette de turquoises et de cuivres avant de me laisser emporter, son image présente à l’esprit.
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Ven's roadVous avez pris la sortie OS Archives
Avril 2020
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