Quand je t'ai vu pour la première fois, ça m'a fait l'effet de retrouver quelque-chose que je ne savais même pas avoir perdu. Le vendredi était à la fois le jour préféré d'Isaac et celui qu'il exécrait par-dessus tout. Les heures, qui promettaient le repos bien mérité du week-end, semblaient s'étirer à l'infini. Il lança un regard à l'horloge qui n'affichait que onze heures et soupira lourdement. Jetant un regard à sa collègue, il lui demanda de tenir la caisse pendant qu'il allait ranger les livres dans les allées de la librairie dans laquelle il travaillait. Il récupéra les bouquins laissés par des clients sur les différentes tablettes et entreprit de les remettre à leur place d'origine. Au moins, ainsi, il avait l'impression de faire quelque chose, et le temps passait plus rapidement que lorsqu'il devait se tenir derrière le comptoir à attendre d'encaisser un client. Avec l'horloge dans son champ de vision, il ne faisait que regarder les minutes passer trop lentement. Il récupéra un recueil d'Emily Dickinson et prit une minute pour lire un poème avant de remettre l'ouvrage sur son étagère. Puis il continua, s'étonnant encore, après tout ce temps, que les gens n'aient pas pour réflexe de reposer un livre où ils l'avaient trouvé. Au moins cela lui faisait un peu de distraction. Il était perché sur son escabeau à ranger des guides dans la section tourisme lorsqu'il fut interrompu par une voix grave et mélodieuse qui provenait du sol. — Excusez-moi, j'aimerais savoir si vous aviez un guide plus complet de l'Écosse. Je ne pense pas pouvoir m'y retrouver avec ces informations une fois seul là-bas. Isaac suspendit son geste, il dut se retenir à l'étagère pour ne pas tomber de l'escabeau et une fois stable, se retourna. Derrière lui se tenait un jeune homme à la mine un peu rêveuse, ses cheveux bruns semblaient se battre dans un coiffé/décoiffé étudié. Il avait un visage carré, masculin et pourtant légèrement enfantin. Ses yeux gris en amande étaient relevés vers Isaac et l'interrogeaient. Son style faisait penser à celui qu'aurait pu arborer un artiste en vogue. À la fois chic et décontracté. Un manteau noir ajusté, une écharpe grise assortie à ses yeux. Isaac dut faire un effort surhumain pour ne pas lâcher le livre qu'il tenait dans sa main. Quelque chose en lui se réchauffa, il se sentit bêtement content sous le regard gris de l'inconnu. Comme si un vieil ami venait lui faire une bonne surprise. Pourtant, il n'avait jamais vu cet homme de sa vie. Il descendit de son escabeau, arrivant devant l'inconnu, plus près que ce qu'il avait imaginé. Il recula d'un pas, avec un sourire d'excuse, mais ne put s'empêcher de remarquer le parfum doux de l'autre homme, qui lui fit penser au bord de mer et au sable chaud... Il divaguait. L'autre lui présenta le livre avec un sourire amusé. Isaac s'en saisit et pouffa en voyant le guide. — Vous n'auriez pas pu choisir pire, dit-il en tapotant la couverture. — Mais il était en tête de gondole, répondit l'homme avec une moue presque indignée. Isaac tenta de passer outre le fait que cette moue se révélait dangereusement charmante. Il s'empêcha de jeter un regard à la bouche lisse et pâle… Bon juste un petit regard alors. Avant de faire signe à son client de le suivre au bout de l'allée. — Alors, avant de choisir un guide, je dois demander : vous vous rendez en Écosse pour le travail ou pour visiter ? — J'y vais pour le travail principalement, mais je compte en profiter pour visiter, rencontrer des écossais… — Je suis écossais, répondit Isaac avant de se demander pourquoi il venait de balancer ça. Bon, d'accord, il était effectivement écossais, mais ça, l'inconnu s'en moquait. — Et vous vous proposez comme guide ? s'amusa l'autre alors qu'Isaac faisait mine de chercher un livre pour cacher le rosissement de ses joues. Il trouva rapidement le guide qu'il cherchait, mais ne le sortit pas immédiatement, se donnant le temps de se mettre encore une claque mentale avant de présenter le livre à l'inconnu. — Je doute de tenir dans votre valise, plaisanta-t-il en le lui tendant. Le jeune homme rit doucement, avant d'ouvrir la page du sommaire, il tourna ensuite quelques pages, puis il accorda un sourire éblouissant à Isaac qui en vint à se demander ce qui n'allait pas avec son rythme cardiaque, il commençait à avoir de sérieuses palpitations. — C'est parfait, merci pour votre aide. Isaac se contenta de hocher la tête pour signifier qu'il n'y avait pas de quoi. Puis il le regarda s'éloigner vers la caisse en cherchant désespérément une raison de le retenir. Juste encore un peu. Il ne voulait pas qu'il s'en aille. Mais, il ne savait vraiment pas quelle raison il pourrait avoir de le retenir. Il se détourna, revenant à son rangement quand il entendit à nouveau la voix de l'étranger. — Et en tant qu'écossais, vous auriez un conseil à me donner ? Il se retourna pour voir que le jeune homme était arrêté, ses yeux lançant un regard amusé à Isaac. Ce dernier lui sourit franchement avant d'ajouter d'un ton sérieux : — Ne mangez surtout pas de haggis et je pense que vous survivrez. L'autre rit à nouveau, un son musical et léger. Isaac l'accompagna. Puis ils échangèrent un dernier regard avant que l'inconnu ne hoche la tête. Je m'en souviendrai, souffla-t-il. Merci encore. — Je vous en prie. Au revoir. Et cette fois, il partit vraiment. Quand je t'ai vu pour la seconde fois, ce fut comme de récupérer enfin quelque-chose que je savais manquant. Isaac venait de finir sa journée à la librairie, il entra dans le Starbucks adjacent et soupira lourdement en voyant la file qui y était déjà présente. S'il n'était pas aussi accro à leur Macchiato caramel, il aurait fait demi-tour immédiatement. Cependant, il avait essayé de reproduire la boisson chez lui et elle n'atteignait jamais le goût de paradis qu'avait la leur. Il jeta un regard à sa montre et se résigna, se plaçant dans la file. Cinq longues minutes passèrent, mais cela ne semblait pas avancer. Isaac considérait le fait de partir, quand il entendit une voix à son oreille. — J'ai survécu au haggis. Un sourire étira doucement ses lèvres, alors qu'il fermait les yeux une seconde. Son cœur venait de rater un battement. Il se retourna, mais il savait déjà qu'il s'agissait de son inconnu. Quand ses yeux se posèrent sur le visage charmant qui lui souriait, Isaac eut l'effet d'un envol de papillon au creux de son estomac. Il avait souvent repensé à ce regard gris, à ces cheveux, à cette voix. À lui. — Vous n'avez donc pas écouté mes conseils ? demanda-t-il d'un ton faussement réprobateur. — On m'y a forcé, rétorqua l'autre d'un air dramatique. Isaac pouffa en secouant la tête, puis le silence revint entre eux. Les yeux gris restaient fixés sur son visage, comme appréciant de l'avoir fait rire. — Je m'appelle Ambrose, se présenta le jeune homme. — Isaac. Ils échangèrent un sourire et une poignée de main de circonstance, puis Isaac se racla la gorge avant de parler. — Comment s'est passé votre voyage ? — Étonnamment bien, si on oublie le fait qu'une chèvre ait mangé un bout de mon manteau, répondit Ambrose d'un ton tout à fait sérieux. Isaac resta muet une seconde avant d'éclater franchement de rire. — Ce n'est pas drôle, le réprimanda l'autre bien qu'il sourît lui aussi. On ne m'avait pas mis en garde contre ça dans votre guide. — Il faudra qu'on pense à ajouter une section, pouffa Isaac. — C'est une idée. Le silence qui suivit fut étrangement confortable. Les deux hommes souriaient toujours. Ils échangèrent quelques anecdotes sur l'Écosse et Isaac fut sincèrement surpris lorsqu'il se rendit compte que son tour était venu de passer commande. Il aurait pu discuter avec Ambrose pendant des heures sans se lasser. Il commanda son macchiato et en profita pour demander à son voisin de ligne ce qu'il prenait. Isaac paya leurs commandes et les deux hommes sortirent en même temps. Le moment de se séparer étant venu, Isaac fixa sa tasse en carton un instant, cherchant à nouveau comment retenir Ambrose. Mais pas plus que la fois précédente, il ne trouva de sujet susceptible de le garder un peu plus longtemps auprès de lui. — Je pars bientôt en Norvège, offrit l'autre jeune homme après un instant. Vous avez des guides sur le sujet ? — Bien sûr, répondit Isaac, mais j'ai peur qu'ils ne préviennent pas les attaques d'élans qui pourraient manger vos chaussures. Ambrose éclata de rire, puis lui assura qu'il ferait avec et qu'il passerait à la librairie dans la semaine. Isaac le salua et prit la route de son appartement, simplement heureux de l'avoir revu et de savoir qu'il le verrait à nouveau bientôt. Et puis vint la troisième fois, où je savais regagner quelque-chose qui m'était devenu important. La semaine débuta sur les chapeaux de roues.
La La Saint-Valentin n'était plus qu'à quelques jours et les acheteurs se bousculaient. Prenant pour la plupart des livres de poésie en pensant être originaux. Isaac commençait à ressentir un tiraillement dans ses cervicales à force de tourner la tête dès que la cloche de l'entrée se faisait entendre, espérant voir apparaître une masse de cheveux brune, des yeux gris et un sourire à tomber. Le jeudi matin arriva et Ambrose n'était toujours pas passé. Isaac fut reconnaissant au monde qui se succédaient, l'empêchant d'avoir le temps de penser. C'était plus fort que lui. Ambrose occupait ses pensées bien plus souvent qu'il ne voulait se l'avouer. Mais ce jeudi, jour de la la Saint-Valentin, il était trop occupé avec les ventes et le remplacement du stock de cartes en cœur que le magasin offrait à ses clients. Il faisait des voyages constants pour remplir les bacs. Ce fut en début d'après-midi, alors qu'il revenait de pause, qu'il aperçut Ambrose assis à une des tables, occupé à remplir une carte. Il sentit son cœur flancher, un espoir fou naissant en lui et faisant battre son cœur à coups redoublés. Était-ce pour lui ? Il avait ressenti un courant passer entre eux. Pour être tout à fait honnête, c'était plus que cela. Une vague déferlante l'avait soufflé la première fois qu'Ambrose lui avait souri. Mais est-ce que l'autre jeune homme l'avait ressenti lui aussi ? — Isaac ! l'appela le directeur en sortant la tête de son bureau. En entendant son nom, Ambrose releva la tête de sa carte pour croiser le regard noisette d'Isaac posé sur lui. Il lui accorda un sourire franc. Isaac lui rendit la pareille avant de pointer le bureau de son directeur du pouce, pour lui indiquer qu'il devait y aller. Ambrose le regarda partir et reporta son attention sur sa carte de Saint Valentin. Son directeur souhaitait lui parler d'une soirée de dédicaces qui devait avoir lieu quelques semaines plus tard. Isaac n'avait jamais vu son supérieur aussi stressé par un événement. Il voulait que tout soit absolument parfait pour recevoir l'auteur qui viendrait signer sa dernière œuvre. Il ne comprenait pas pourquoi son directeur paniquait, ils avaient déjà reçu Marcus Silver pour son dernier livre et c'était un homme plus que charmant. Tout se passerait très bien. Quand Isaac revint finalement dans la librairie, il voulut aller saluer Ambrose, mais le jeune homme n'était plus à sa table. Le regard d'Isaac scruta alentour et il sourit en voyant Ambrose rire à la caisse. Son rire était magnifique. Isaac fit un pas vers lui dans l'intention de s'intégrer à la conversation que le beau brun avait avec sa collègue Kelly, mais il se figea en voyant l'homme qui avait occupé ses pensées si souvent, celui qui affolait son cœur, tendre la carte qu'il avait écrite à Kelly. Isaac resta figé. Il avait mal. Il n'aurait su dire où exactement, il n'était pas blessé, mais la douleur le prenait tout entier. Oh, elle irradiait de son cœur. Il l'avait imaginé ce lien. Il aurait certainement dû prétendre que tout allait bien et aller saluer le jeune homme, comme il l'aurait fait habituellement. Cependant, lorsqu'Ambrose le remarqua et qu'il lui sourit à nouveau, Isaac fit demi-tour et partit se réfugier dans le premier rayon vide qu'il trouva. S'appuyant à l'une des étagères, il baissa la tête et respira à fond pour s'empêcher de pleurer. Bon sang, c'était complètement stupide. Il n'avait vu Ambrose que trois fois. Ce mec ne lui devait rien. Kelly était très belle – cette pétasse ! Non ! Merde, mais il aimait beaucoup Kelly ! Qu'est-ce qui lui prenait à la fin ? Isaac sentit le parfum arriver avant même d'entendre la voix d'Ambrose dans son dos. Sa voix tellement douce et mélodieuse qu'il n'avait pas envie d'entendre maintenant. Et pourtant si. Il ne savait plus où il en était. — Isaac ? Ça ne va pas ? — Si, répondit-il doucement. Il n'avait qu'une envie c'était d'envoyer chier Ambrose pour qu'il s'en aille, parce qu'il sentait une larme qui lui échappait. — Tu pleures ? Lui demanda le jeune homme d'une voix inquiète sans se rendre compte qu'il venait de le tutoyer pour la première fois. Isaac aurait bien répondu « non », mais Ambrose prit son épaule et le força à se tourner vers lui. Les yeux noisette se baissèrent pour ne pas croiser le regard gris et inquiet qui le scrutait. Il sentait la chaleur de la main d'Ambrose qui n'avait pas quitté son épaule, il sentit ses doigts fins s'y presser dans un geste de réconfort. — Est-ce que tu t'es fait virer ? lui demanda gentiment Ambrose et essayant de capter son regard. Tu semblais aller bien avant, mais depuis que tu es sorti du bureau, tu as l'air bouleversé. Isaac eut un rire sans joie. Oui, ça c'était une bonne raison de pleurer. Mais ses raisons à lui étaient bien plus stupides. — Non, je n'ai pas été renvoyé, je... Tu vas rire, dit-il comme si ça n'avait pas d'importance. C'est juste que je croyais que... Toi et moi... Je suis complètement con, désolé. Échappant à la prise douce d'Ambrose sur son épaule, Isaac baissa à nouveau la tête et sortit du rayon, mais une main se referma sur son bras pour le tirer à nouveau dans l'allée. — Tu croyais, quoi ? demanda Ambrose qui avait presque l'air en colère. Isaac croisa le regard du beau brun, avant de sourire tristement en soufflant : — Je croyais qu'on avait quelque-chose. Je... pensais que tu flirtais avec moi. Il sentit sa gorge se serrer. Ambrose le regarda, interdit. Isaac baissa les yeux une fois de plus. Il était vraiment stupide. Il allait se dégager à nouveau quand il sentit une main douce se poser sur sa joue. Les longs doigts caressèrent sa pommette jusqu'à ce qu'il relève les yeux pour voir Ambrose le fixer avec ce qui semblait être une tendresse vaguement amusée. Le jeune homme se pencha en avant pour souffler doucement à son oreille : — Je flirtais avec toi. Outrageusement. Isaac eut à peine le temps d'enregistrer cette information avant que des lèvres chaudes ne viennent prendre possession des siennes, faisant oublier par leur douceur le moindre doute qui aurait pu rester. Isaac attrapa doucement les avant-bras d'Ambrose et s'y cramponna pour s'assurer qu'il était réel. Juste pour être sûr. Le baiser qu'ils échangèrent ne fit que confirmer cette impression d'appartenance qu'il avait ressentie dès la première fois où il avait posé les yeux sur Ambrose. Il était fait pour le rencontrer, c'était dans l'ordre de l'univers. Leur second baiser fut interrompu par un client qui passait. Les deux jeunes hommes échangèrent un regard gêné avant de se mettre à rire. — Tu accepterais de dîner avec moi ce soir ? demanda Ambrose en le fixant dans les yeux. Isaac ne put que hocher la tête, captivé par la beauté du jeune homme qui se tenait en face de lui. — A ce soir alors, je passe te prendre ici à la fermeture. Isaac hocha encore la tête, ce qui fit sourire Ambrose. — Tu as perdu ta langue ? s'amusa-t-il. — Et la tête, lui répondit immédiatement Isaac. Ils rirent à nouveau, puis échangèrent un baiser rapide avant qu'Ambrose ne parte. Isaac attendit une minute avant de sortir à son tour de l'allée et de retourner à la caisse. Kelly grogna que ce n'était pas le bon jour pour tirer au flanc avant de lui lancer un regard amusé, signifiant qu'elle savait très bien à quoi il avait occupé son temps. Lorsqu'il passa derrière la caisse, il l'entendit souffler : — Mets un peu d'ordre dans tes cheveux. Il suivit son conseil d'un geste machinal, rougissant légèrement. Un instant plus tard, Kelly parvint à se libérer juste assez longtemps pour lui glisser une carte. Celle d'Ambrose, devina-t-il. — Je l'ai lue, l'informa-t-elle avec un sourire. Isaac lui lança un regard réprobateur pour la forme, puis il saisit la carte et la lut. Prends-moi pour un fou, mais quand je t'ai vu pour la première fois, ça m'a fait l'effet de retrouver quelque-chose que je ne savais même pas avoir perdu. Quelque-chose que je voudrais avoir une chance de garder près de moi. Quelque-chose qui occupe mes pensées depuis. Tu me laisserais une chance ? Be mine, Isaac. Isaac se mit à rire, se sentant bêtement ému, simplement heureux. Il jeta un regard à l'entrée où il vit Ambrose qui le fixait avec un sourire aux lèvres et il hocha la tête. Oui, il serait sien. Il l'était depuis que sa voix avait failli le faire tomber de son escabeau, la première fois.
6 Commentaires
Ven
6/8/2014 09:05:51 am
Merci pour ce com Z, ça me fait super plaisir.
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myriam
11/22/2014 07:07:22 am
Merci pour ce joli moment.
Réponse
Ven
11/22/2014 11:00:02 pm
You're welcome :)
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Epice
5/9/2015 11:26:28 am
ça me fait toujours le même effet qu'à ma première lecture!!
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Ven
5/12/2015 08:38:29 pm
Lol ! On devrait en faire plusieurs et appeler le recueil : la thérapie de la mignonitude :p
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Ven's roadVous avez pris la sortie OS Archives
Avril 2020
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